10
David dormait depuis plusieurs heures quand quelqu’un entra dans sa chambre. Il crut tout d’abord qu’il rêvait et ne s’affola pas, mais, avant qu’il ait eu le temps d’ouvrir les yeux, une silhouette s’avançait soudain vers la table de chevet pour arracher le fil de la veilleuse. Le romancier se débattit, entortillé dans ses draps et ses oreillers. Le produit oculaire ne dilatait plus ses pupilles, si bien que la pièce, quoiqu’elle fût illuminée par le clair de lune, lui apparaissait sous l’aspect d’un cube de ténèbres d’une opacité effrayante. Il tâtonna, cherchant instinctivement l’interrupteur de la lampe de chevet. Il n’était pas encore très sûr d’être réellement réveillé car il lui arrivait assez souvent de rêver qu’il devenait aveugle. Sans doute s’agissait-il d’un nouveau cauchemar ? Il roula sur le dos, écarquilla les yeux. En vain. De toute manière, sa vision nocturne était si défaillante qu’il n’aurait pu distinguer une bougie allumée au pied du lit !
Posant la main droite sur le sol, il explora le plancher. Il avait l’habitude, au moment de se coucher, de poser ses bottes à proximité de la table de chevet, et de glisser dans l’une d’elles une petite torche Maglite, hyperpuissante, du type utilisé par les flics en patrouille. Les bottes avaient disparu, elles aussi. Il se sentait oppressé. Les ténèbres de la cécité avaient toujours éveillé en lui une panique claustrophobe, et jamais, malgré tous ses efforts, il n’avait réussi à apprivoiser ce handicap.
À cette seconde il entendit ricaner, et il sut qu’il ne rêvait pas. Il y avait bel et bien quelqu’un dans la chambre. Il perçut une odeur de lotion après rasage et de sueur. Ils étaient deux, car le plancher craquait de part et d’autre du lit, comme si les agresseurs avaient décidé de l’encercler.
David battit des bras pour les repousser, sans même les effleurer. Quelqu’un gloussa de nouveau. Le romancier ne distinguait même pas leurs silhouettes. Devant ses yeux s’étirait un mur uniformément noir dont il percevait presque la matérialité, un mur auquel il allait se cogner le front d’une seconde à l’autre.
Il ouvrit la bouche pour appeler à l’aide, mais une main s’abattit sur son visage, lui enfonçant entre les mâchoires une balle de caoutchouc mousse qui refoula sa langue au fond de sa gorge. Il essaya de la cracher, sans succès.
L’idée que ses agresseurs pouvaient l’observer en toute impunité, alors qu’ils demeuraient invisibles pour lui, le remplissait de rage.
Il songea qu’en bondissant, il aurait peut-être une chance de passer entre eux et d’atteindre la porte. Dès qu’il serait dans le couloir, il n’aurait qu’à tâtonner le long des murs pour trouver la minuterie, et cesserait aussitôt d’être aveugle.
Détendant violemment les jambes, il s’élança, encore entortillé dans les draps. Malheureusement, ses pieds s’emmêlèrent dans la couverture, et il retomba sur le ventre. Son menton heurta le bas du lit, l’assommant à demi.
Au-dessus de lui, les deux hommes gloussèrent, amusés par sa gesticulation impuissante. La rage s’empara de David qui se mit à expédier des coups de poing au hasard, sans toucher personne. Il y mettait tant de rage que chaque secousse musculaire faisait courir une étincelle douloureuse dans ses tendons.
Brusquement, des mains gantées se refermèrent sur ses bras, le plaquant sur le matelas, le visage noyé dans la literie, au bord de l’asphyxie. L’un des hommes, pour mieux l’immobiliser, s’agenouilla sur ses reins et lui retourna les poignets dans le dos. Il devait bien peser cent dix kilos, et David crut que les os de sa cage thoracique allaient céder.
Il devait faire un effort pour ne pas se laisser submerger par la terreur de cette agression aveugle qu’il avait vécue tant de fois en rêve. Puis il sentit un contact métallique sur le côté de son cou. C’était rond et froid comme le canon d’un revolver, et il pensa qu’on allait l’exécuter. Il se domina pourtant. Allons ! c’était stupide, si on avait voulu l’abattre on aurait pu le faire pendant qu’il dormait, sans se donner le mal d’une telle mise en scène. Il éprouva une violente piqûre à la hauteur de la carotide, et fut certain qu’une aiguille venait de lui transpercer la peau. Il comprit qu’on était en train de lui injecter quelque chose à l’aide de l’un de ces pistolets médicaux utilisés par l’armée pour vacciner les jeunes recrues. Une boule de souffrance se forma sur le côté de son cou, une sorte de noyau étranger, dû à la pénétration du liquide.
Cette fois la panique le figea. Est-ce qu’on l’empoisonnait ? On pourrait toujours lui laisser l’injecteur entre les mains pour faire croire à une overdose. Il poussa un cri inarticulé.
Puis les agresseurs se reculèrent, l’abandonnant sur le lit. David les entendit traverser la pièce et sortir dans le couloir. Ils n’avaient pas échangé un mot.
Son premier réflexe fut de cracher la balle de caoutchouc mousse qui l’étouffait. Puis il tâta précautionneusement sa gorge. Il n’eut aucun mal à détecter l’enflure boursouflant la carotide.
Il n’éprouvait rien de particulier. Aucun malaise, aucune sensation d’empoisonnement, mais la peur lui faisait battre le cœur à deux cents pulsations/minute.
Il se mit à quatre pattes sur le sol et chercha ses bottes. On les avait poussées à l’écart, la torche s’y trouvait toujours. Il en pressa l’interrupteur. La lumière jaillit en un rai d’une blancheur bleutée. Il se redressa et courut manœuvrer le bouton commandant le lustre. Le lit n’était plus qu’un fouillis de draps tire-bouchonnés. Les agresseurs avaient emporté le pistolet à injections, ne laissant aucune trace de leur passage. David entra dans la salle de bains et se pencha sur le miroir. Une légère rougeur maculait son cou mais la nodosité diminuait déjà. Il s’aspergea le visage à l’eau froide. Allait-il s’effondrer là, la tête dans le lavabo, victime d’une crise cardiaque artificiellement provoquée ? On disait que la CIA ne reculait pas devant ce genre de méthodes.
Il resta une minute immobile, guettant une éventuelle crispation organique. À la fin, n’y tenant plus, il s’habilla en hâte et saisit le téléphone pour appeler la chambre d’Emmy.
— C’est moi, Sarella, dit-il quand la jeune femme décrocha. Il vient de se passer quelque chose. Je descends.
Ne lui laissant pas le temps de répondre, il glissa dans sa poche le flacon de gouttes oculaires et sortit dans le couloir. Il n’avait aucune idée de ce qui allait se passer maintenant. La perspective d’avoir été empoisonné l’empêchait de penser.
Arrivé devant la chambre d’Emmy, il frappa brièvement. La jeune femme lui ouvrit aussitôt. Il remarqua qu’elle avait déjà commencé à s’habiller. Elle était pieds nus, en Jean mais sans soutien-gorge.
— Qu’est-ce qui se passe ? interrogea-t-elle en le dévisageant. Vous êtes livide.
Il s’assit sur le lit et lui raconta son étrange aventure. Emmy ne fit aucune difficulté pour le croire et se pencha sur lui afin d’examiner la piqûre.
— Vous n’avez vraiment pas pu les voir ? insista-t-elle. Et leurs voix ? Est-ce qu’elles vous ont rappelé quelque chose ? Les types de la Trans Am, par exemple ?
— Je ne sais pas, avoua David, vraiment pas. Je me suis affolé. Que m’ont-ils injecté à votre avis ?
Emmy fit la grimace.
— Peut-être de la scopolamine, pour vous faire parler, dit-elle.
— Non, ce n’est pas possible, ils ont quitté la chambre à peine l’injection faite.
— Ça, c’est ce que vous croyez. En réalité vous avez très bien pu perdre conscience pendant vingt minutes et ne conserver aucun souvenir de l’interrogatoire auquel on vous a soumis.
— Mais non ! répéta David, tout en prenant conscience de ce que son entêtement avait d’enfantin.
— Vous avez parlé ? martela Emmy. Leur avez-vous raconté ce que vous savez au sujet d’Orroway ?
— Je ne me souviens de rien du tout ! s’emporta le romancier.
— Je crois que c’est ça, dit la jeune femme, une expression d’extrême gravité plaquée sur le visage. Ils sont venus vous sonder. Ils voulaient vous vider la tête. Vous avez probablement perdu conscience après l’injection et ils vous ont questionné sur votre jeunesse. Si vous leur avez dit quoi que ce soit, vous devez me l’avouer, c’est notre seule chance de ne pas les laisser nous coiffer au poteau.
Cette fois, David la saisit aux épaules et la secoua.
— Je ne vais pas le répéter mille fois, haleta-t-il. Je ne sais rien.
Emmy se dégagea sèchement. David lut dans ses yeux qu’elle se retenait de le frapper. Elle n’avait pas l’habitude que les hommes la manipulent avec une telle rudesse et elle était parfaitement capable de leur faire très mal si l’envie lui en prenait.
— Ça ne prouve rien, dit-elle. Avec ce type de produit on peut ressusciter des souvenirs profondément enfouis, qu’on croyait perdus corps et biens. Ramener à la surface des choses que le sujet n’a même plus conscience d’avoir vécues.
Elle se détourna, sortit une valise d’un placard et y jeta des vêtements.
— Il faut ficher le camp, décida-t-elle. Vous n’êtes plus en sécurité ici. Je n’ai pas confiance. On doit nous espionner depuis le début.
— Des micros ? s’enquit David.
— Mon Dieu ! s’impatienta la jeune femme, que vous êtes naïf ! Les micros, c’est une technologie complètement dépassée. On a très bien pu nous filmer depuis l’autre côté du lac et faire reconstituer nos paroles par un ordinateur capable de déchiffrer les mouvements de nos lèvres. Ou bien braquer un laser sur la fenêtre de votre chambre et lui faire interpréter les vibrations lumineuses que vos paroles faisaient naître sur les carreaux.
— C’est possible ? s’étonna David.
— Bien sûr. N’oubliez pas que nous avons affaire à des gens disposant d’une technologie de pointe qui sort directement de Vandenberg !
— D’accord, capitula le romancier. Vous voulez que nous filions ?
— Oui, allez chercher votre sac. Il ne faut pas traîner.
David obéit sans réfléchir. De temps à autre il effleurait sa carotide du bout des doigts. La nodosité avait disparu. Il lui semblait invraisemblable qu’il ait pu perdre connaissance et subir un interrogatoire serré sans en conserver le moindre souvenir, mais il ne connaissait pas grand-chose aux drogues utilisées par la CIA. Il remplit le sac Gladstone, guettant la crise cardiaque qui n’allait sûrement plus tarder à le faucher. Elle ne vint pas.
Il retrouva Emmy sur le parking. La jeune femme cherchait ses clefs. Elle s’arrêta devant une Cadillac Sedan de Ville dont elle ouvrit le coffre.
— J’ai quelque chose à vous proposer, dit-elle à voix basse. Corckland vire un million de dollars sur la banque de votre choix, en contrepartie vous acceptez de vous soumettre à une séance d’hypnose. Je connais un excellent psychiatre spécialisé dans la transe régressive. Il vous ramènera progressivement à l’époque de vos vingt ans et vous fera dire les choses que vous croyez avoir oubliées.
— C’est ridicule ! protesta David. Il n’en est pas question. Je ne veux pas qu’un réducteur de têtes se mette à fouiller dans ma cervelle.
— Comme vous voulez, trancha Emmy. Montez. De toute manière, d’autres convoitent ce que vous avez dans le crâne, vous en êtes bien conscient ?
— Qu’allez-vous faire ?
— Rouler... et voir si quelqu’un nous suit.
Elle démarra avant même que David ait eu le temps de refermer sa portière. Ils sortirent du parking et traversèrent la ville endormie sans cesser de jeter des coups d’œil dans le rétroviseur.
— Il n’y a personne, observa l’écrivain.
— Ça ne veut rien dire, fit la jeune femme d’un ton irrité. Dès que nous serons dans la nature, je passerai la voiture et les bagages au détecteur pour m’assurer qu’on ne nous a pas collé un mouchard.
Ils roulèrent un long moment sans rien dire. Les phares du véhicule éclairaient la route sinuant entre les grands arbres. Des animaux surpris s’immobilisaient dans la lumière, braquant vers le mufle de l’auto des yeux phosphorescents. Emmy devait lever le pied pour leur donner le temps de décamper d’un brusque coup de reins.
— Et si c’étaient des types envoyés par Orroway ? proposa David. Si mon « vieux copain » s’était mis dans la tête de me supprimer pour ne courir aucun risque ?
— Ce n’est pas impossible, fit Emmy, et ce serait assez dans ses manières. C’est pourquoi il faut vous faire examiner au plus vite. Si une saloperie court dans vos veines, nous pouvons peut-être la neutraliser.
— Avec un expert comme Orroway, c’est peu probable, ricana faiblement David.
Le ciel se décolorait au-dessus de la forêt. La montre du tableau de bord indiquait 4 heures 30. David frissonna. Il faisait froid et humide.
— Comment vous sentez-vous ? s’enquit la jeune femme d’une voix plus douce.
— Je ne sais pas. L’estomac retourné, mais c’est sûrement le choc nerveux.
Elle ne chercha pas à le rassurer. Son visage, éclairé par les cadrans du tableau de bord, paraissait plus dur qu’à l’accoutumée. Sans maquillage, elle avait un profil de prédateur, empreint de cette fixité propre au regard des félins. La bouche ne se donnait plus le mal de sourire.
Comme le jour se levait, une aire de repos surgit entre les troncs, et Emmy bifurqua aussitôt. Le parking vide, mouillé par la rosée de l’aube, paraissait immense. La jeune femme arrêta le véhicule et sortit, laissant la portière ouverte. David nota qu’elle avait fixé un holster de cuir à la ceinture de son Jean, une arme en dépassait. Un 38 Bulldog nickelé, à canon court, aux flancs de crosse moulés en caoutchouc anatomique. De la poche de sa veste de chasse, elle sortit un appareil qui ressemblait à un boîtier de télécommande, et pressa un bouton. Elle fit ensuite le tour de l’automobile, promenant le détecteur sur la carrosserie. Au bout d’un moment, un voyant clignota. Emmy s’agenouilla, passa la main entre l’aile et le pneu avant droit, et en retira un cube de plastique noir muni d’une attache aimantée.
— Qu’est-ce que c’est ? interrogea David.
— Un module de surveillance quelconque, répondit la jeune femme. Je m’y attendais.
Elle allait ajouter quelque chose quand trois silhouettes sortirent du bois. Trois hommes vêtus de chemises de bûcheron et de vestes en toile à bâche.
Ils portaient tous un bonnet de marin enfoncé au ras des sourcils et tenaient les mains obstinément enfoncées dans les poches. L’un d’eux, qui arborait une moustache poivre et sel, avait sur la tête un casque de communication muni d’un écouteur et d’un minuscule micro. Un fil courait de son oreille jusqu’au talkie-walkie accroché à sa ceinture.
— Nous l’avons trouvé, Monsieur, dit-il simplement en touchant le micro du bout de son index pour le rapprocher de ses lèvres. Il est avec la fille.
Emmy s’était figée, les mains à la hauteur des hanches. Deux des hommes se campèrent devant elle, sans un mot, la dominant de toute leur hauteur.
— Ne vous relevez pas, commanda l’un deux. Allongez-vous sur le ventre et écartez les jambes.
Le moustachu s’avança vers David, sans gestes inutiles. Même quand il bougeait il avait l’air de rester immobile.
— Suivez-moi, fit-il avec cette assurance propre aux anciens militaires. Mon patron veut vous parler. Il ne vous sera fait aucun mal. La petite dame va rester ici, bien tranquille.
L’individu s’approcha et David put identifier l’eau de toilette flairée au cours de son agression. Ce type était l’un de ceux qui l’avaient surpris en plein sommeil, une heure plus tôt.
— Venez, répéta l’inconnu. Nous allons descendre vers le lac. Mon patron a quelque chose à vous dire. Il s’agit d’une information qui concerne votre santé. À votre place je ne me ferais pas prier. Il y va de votre survie.
David haussa les épaules et se mit en marche. L’homme le précédait, montrant par là qu’il ne craignait nullement d’être attaqué, ou bien qu’il se savait assez fort pour venir à bout de n’importe quelle tentative. David en fut mortifié.
Ils s’enfoncèrent dans la forêt pour prendre un chemin en pente qui descendait vers le Mother Lode Lake, dont les eaux jetaient des éclats d’argent entre les arbres.
Un canot à moteur attendait sur la berge. Au milieu du lac, un bateau avait été mis à l’ancre, tous feux allumés. La brume matinale, estompant ses contours, lui donnait des allures de vaisseau fantôme. David grimpa dans l’embarcation, s’assit. L’homme lança le moteur. Des canards s’envolèrent, effrayés par la pétarade. Le romancier examina le navire dont la coque se rapprochait. C’était un beau ketch de 35 pieds, de construction typiquement américaine, mais trop grand pour un si petit lac. Un caprice de nabab.
Le canot vint se placer sous l’échelle de coupée. Deux minutes plus tard, David descendait dans la coursive. On le fit entrer dans une cabine aux parois recouvertes d’acajou ciré. Un homme d’une soixantaine d’années se tenait là, en short et maillot de corps parfaitement blancs. Il avait les cheveux très bouclés et abondants, gris fer, un nez fort. Les rides de son visage avaient l’air de coupures mal cicatrisées. Il fumait un gros cohiba en buvant du rhum de La Havane dans un verre à pied, alternant la fumée et l’alcool comme s’il s’agissait d’un rituel. Il avait les ailes du nez hypertrophiées, ce qui lui donnait l’apparence d’un faune.
— Bonjour, dit-il, je m’appelle Sebastiano Gracci. Nous sommes un peu « pays » vous et moi. Votre père venait bien de Sicile, n’est-ce pas ?
David nota que cette entrée en matière avait pour but de lui faire comprendre qu’on n’ignorait rien de lui. Il n’en fut nullement impressionné, il y avait belle lurette que la presse avait rendu tous ces détails publics.
— Vous représentez la Mafia ? demanda-t-il en s’asseyant.
— La Mafia ? répéta Sebastiano Gracci avec un rire de gorge. Dieu ! il n’y a plus que les journalistes et les romanciers pour employer ce mot. Pourquoi pas : Les Frères Étrangleurs... ou encore Les Compagnons de la Pieuvre Pourpre ? Désirez-vous un cigare ?
Il avait saisi un humidificateur sur une table encombrée de cartes de navigation dont on pouvait se demander à quoi elles servaient sur un plan d’eau aussi petit. David secoua négativement la tête.
— Assez de préambules. Je vais être direct, attaqua Gracci. Vous savez ce qui se passe ici. Vous comprenez le problème économique qui se pose à nous. La station du Roaring Grizzly sert de plaque tournante à un nouveau produit, le Sourire Noir, distribué gratuitement, et dont les utilisateurs ne peuvent plus se passer. Un produit si « attractif » que ceux qui l’essayent se désintéressent aussitôt des livraisons traditionnelles comme l’héro, le crack, la coke. Il s’agit pour nous de concurrence déloyale. Pour l’instant le phénomène est circonscrit à la région du lac, mais s’il venait à s’étendre, notre organisation subirait un préjudice terrible.
Il s’interrompit pour boire un peu de rhum.
— Je vais jouer cartes sur table, reprit-il. Nous nous sommes bien sûr procuré des échantillons de la substance en question auprès de cet homme, John Manhood. Mes hommes ont dû se montrer très persuasifs, mais nos chimistes se sont avérés incapables de synthétiser le produit en laboratoire. Sa structure est trop complexe. Nous pourrions sans doute y parvenir, bien sûr, mais cela prendrait trop de temps. Peut-être un an ou deux. C’est beaucoup trop. Voilà pourquoi il nous faut mettre la main sur Orroway... votre ami Orroway.
— Vous voulez le liquider ? s’enquit David.
— Le liquider ? Mon Dieu ! Vous parlez encore comme dans un roman de Dashiell Hammett ! Vous savez, dans ce « milieu » que vous aimez tant mettre en scène, vous autres romanciers, il n’y a guère que les petites frappes pour pratiquer l’argot. Quant à ceux qui tirent les ficelles, si vous les rencontriez au Château-Marmont, vous seriez bien incapable de les distinguer des financiers avec qui ils déjeunent au coude à coude.
Il aspira une longue bouffée de fumée, la conserva le plus longtemps possible au creux de ses poumons.
— Quand je rencontrerai Orroway, dit-il enfin, je lui proposerai une association. Nous ne pouvons pas laisser un amateur exploiter le Sourire Noir... et surtout le distribuer gratuitement.
— Je sais tout ça, coupa David. Mais j’ai déjà dit à la jeune femme envoyée par Corckland Industries que je ne me rappelais pas grand-chose d’Orroway.
— Je sais également tout ça, fit Gracci. Nous avons suivi toutes vos conversations. Elle vous propose de l’argent, mais je sais que c’est une mauvaise méthode, vous n’êtes pas assez attaché aux biens matériels pour vendre votre âme. En fait, vous vivez pratiquement en ascète. Dans ces conditions, il fallait trouver une autre approche. C’est pourquoi j’ai eu l’idée de cette petite injection.
David tressaillit, palpa instinctivement sa gorge.
— Cette nuit, grogna-t-il, c’était vous. Que m’avez-vous injecté ?
— Le Sourire Noir, tout simplement, répondit Gracci en éteignant soigneusement son cigare dans un cendrier d’albâtre. L’un des échantillons récupérés sur Manhood.
— Je croyais qu’il s’agissait d’une poudre.
— Non, la poudre de régime – l’Amazing Diet – c’est du lactose imprégné de solution concentrée. Nous vous avons injecté le produit pur. Une dose pour trois mois en une seule piqûre.
— Trois mois ?
— Oui. Ça signifie que pendant trois mois, quoi que vous avaliez désormais, votre organisme n’assimilera jamais plus de cent calories par jour. Vous pourrez vous bourrer d’Irish stew, de pasta, ce sera comme si vous ne grignotiez en tout et pour tout qu’une tranche de pain chaque jour. À ce régime-là, vous mourrez de faim très rapidement... il ne s’agit pas d’une manière imagée de parler. Vous crèverez réellement d’inanition. Et je ne parle pas des effets hallucinatoires qui iront en s’amplifiant au fil des semaines.
David serra les poings. Il sentait la sueur couler en rigoles le long de ses flancs, sous sa chemise.
— Et quel est le but de cette expérience ? lança-t-il d’une voix à peu près normale.
— Stimuler votre mémoire, expliqua Gracci. Si quelqu’un peut vous soigner, c’est uniquement Orroway. Nos meilleurs chimistes ont rendu les armes. Le Sourire Noir dépasse leurs compétences. Un seul homme peut sans doute vous débarrasser de cette saloperie : votre copain Orroway. Retrouvez-le, et donnez-nous ses coordonnées. Nous nous chargeons du reste. Si cet homme ne vous est rien, pourquoi vous mettre martel en tête ? Ce type est bon à enfermer, vous l’avez compris. Inutile de faire du sentiment, nous ne sommes plus chez les boy-scouts et il y va de votre peau.
— Mais si je n’ai réellement aucune idée de l’endroit où il se trouve ? balbutia David.
Sebastiano Gracci agita les mains.
— Ça vous regarde, dit-il en souriant. C’est de vous qu’il s’agit, n’est-ce pas ? Je suis certain, quant à moi, que les souvenirs vont revenir en foule maintenant que vous êtes intéressé dans l’affaire. Soyez confiant, le déclic va se produire.
Le Sicilien se pencha pour ouvrir un coffret posé sur les cartes. Il en tira un boîtier de plastique noir de la taille d’un paquet de cigarettes et le jeta sur les genoux de son interlocuteur.
— Gardez ça sur vous, ordonna-t-il, c’est un émetteur qui sort directement du bazar de la CIA. Prenez-le en main et parlez, mon équipe vous captera où que vous soyez, et même si vous chuchotez. Pas besoin d’antenne, de bouton, ou de micro. Chaque fois que vos doigts se refermeront dessus il se mettra en marche. Utilisez-le pour maintenir le contact. Nous serons toujours derrière vous. Si vous avez besoin d’argent, d’un moyen de transport, d’un jet privé, d’une équipe de tueurs, passez-nous la commande, nous vous livrerons le paquet cadeau.
— Et Emmy ? interrogea David en glissant l’étrange objet dans sa poche.
— Vous pouvez la mettre au courant, elle vous sera sûrement utile car elle est plus débrouillarde que vous. L’important c’est qu’elle soit mise sur la touche lorsque sifflera la fin du match. Nous nous en chargerons. Ne lui parlez pas de la boîte magique que je viens de vous donner.
— Elle a un détecteur.
— Aucun détecteur ne peut repérer cet émetteur, ne vous bilez pas. Jouez personnel, et utilisez l’équipe Corckland si vous pensez qu’ils peuvent vous aider. Je ne vous demande qu’une chose, me prévenir quand vous aurez localisé Orroway.
Il prit le temps de se verser un nouveau verre de rhum.
— Voilà, annonça-t-il, c’est tout. À vous de jouer maintenant. Marco va vous reconduire. Ne lambinez pas. Vous n’êtes pas épais. Je ne sais pas combien de temps vous pourrez résister au jeûne prolongé. Il aurait mieux valu que vous ayez une belle bedaine et de la graisse sur tout le corps, ça vous aurait laissé un peu de répit.
Il approcha le verre de ses lèvres.
— Combien pesez-vous ? demanda-t-il encore.
— Quatre-vingts kilos.
— Fichtre ! C’est juste. Je pense que vous pourrez perdre dix kilos sans être incommodé, c’est après que les choses se gâteront, quand vous passerez la barre des soixante-dix et que vous plongerez vers les soixante. Là, ça risque d’être très dur.
Il fit la moue et pressa un bouton d’appel.
— Marco va vous raccompagner, dit-il en guise de conclusion. Bonne chance, et ne flemmardez pas en chemin.
Le trajet de retour s’effectua sans un mot. L’homme à la moustache grise raccompagna David jusqu’à l’aire de repos. Emmy était toujours étendue sur le sol, bras et jambes écartés. Les gorilles de Gracci lui avaient confisqué son Bulldog.
— Ça va, annonça Marco, on décroche.
Ils se replièrent en quelques enjambées et la forêt les avala. Emmy se redressa, récupéra son arme posée sur le capot. Elle était blême.
— Que voulaient-ils ? interrogea-t-elle en se brossant du plat de la main.
— Ce sont eux qui m’ont agressé cette nuit, dit David d’une voix lasse. Ils m’ont injecté le Sourire Noir.
— Quoi ?
Il dut lui raconter son entrevue avec Sebastiano Gracci, mais il ne parla pas du module de communication qui gonflait sa poche.
— C’est moche, dit la jeune femme. Je vais me mettre en rapport avec Corckland pour voir ce que je peux faire. S’il y a une parade, quelque chose qui permette de gagner du temps, ils enverront un spécialiste. Il faut que je téléphone.
Elle se glissa au volant. David grimpa dans la voiture. Il était anesthésié.
— Rien de grave ne peut vous arriver physiquement dans la semaine qui vient, fit la jeune femme en démarrant. Vous allez perdre cinq kilos, et vous vous sentirez un peu faible, mais c’est tout. Pour ce qui est des effets psychologiques, c’est autre chose. Là, nous entrons dans l’imprévisible. Ça va dépendre de vous. De votre équilibre mental, de vos obsessions.
— De combien de calories un être normal a-t-il besoin pour fonctionner à peu près correctement ? demanda David.
Emmy fit la moue.
2 700 pour un homme, 2 400 pour une femme, répondit-elle sans cesser de fixer la route. En cas de régime amaigrissant, on descend généralement à 1 200, mais c’est déjà « limite ». Passer en dessous de ce seuil c’est carrément du délire. On trouve pourtant des filles qui carburent à 600 calories, pour mincir à tout prix, et finissent avec une dépression carabinée. Vous au moins, vous ne souffrirez pas de la sensation de faim.
— Quelle consolation ! ricana David.
— Ne nous énervons pas, trancha Emmy. À la prochaine ville je me mets en rapport avec les gens de Corckland. Tout n’est pas perdu.